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  • Photo du rédacteurDominique Durand

Lettre n° 45 juin 2023


Humain trop humain


L'écart indéniable qui persiste entre la prise de conscience d'un conditionnement certain et la vision claire, spacieuse, légère, de l'expérience méditative, ne doit pas être l'occasion d'une attitude défaitiste, mais au contraire celle d'une dés-illusion sur soi-même. Voir à quel point nous errons dans nos propres limites, n'est pas à considérer avec regret, c'est une réalité qui nous permet de sortir de l'illusion. « Le zen commence lorsqu'on arrête de se raconter des histoires ». Et si nous comprenions enfin que notre seul projet est celui de parvenir à des positions stables ? Cette quête incessante obstrue de manière significative le réel fondement de la pratique . Il est vrai que nous portons en nous l'histoire d'un occident où l'Être a tendu à s'affranchir de l'humain, de la vie. Lourds de cet héritage, nous refusons nos limites, nous refusons l'humain, et à parler de l'Être, nous perdons pied, parce que nous oublions les lois naturelles qui régissent notre vie, nous n'en cultivons plus le respect.

Nous nous perdons trop souvent dans l'espoir irréaliste d'une communion mystique ou d'un élan fusionnel. Le zen, lorsqu'il est saisi dans son fondement, entretient pour nous cette obligation de demeurer dans la vérité de ces limites. Ce réflexe de l'idéalisation primaire de notre pratique nous éloigne de la véritable essence du zen. S'asseoir dans l'illusion (ou la croyance... mais en fait, n'est-ce pas la même chose?) que nous allons retrouver une stabilité perdue, un point sécuritaire auquel revenir pour nous préserver des aléas, ne peut ouvrir devant nous qu'une perspective désespérante et décourageante qui justifie d'ailleurs à elle seule l'abandon de la pratique. Bien au contraire, le zen est l'occasion de s'ouvrir à notre propre instabilité, à l'affrontement avec ce moi toujours prêt à fuir, à démissionner. Nous n'avons pas à contourner ce « soi-même » tel qu'il est, pris dans les filets de sa propre tourmente. Oui, je suis cela à l'instant, rien d'autre que cela.

Si l'on pratique zazen dans l'espoir qu'il rendra le moi inattaquable, invulnérable, grâce à une forme et un ordonnancement stables, on se trompe. Tout en sachant que nous sommes la circonstance, et parfois même, rien que le feu de la circonstance, l'acte d'être, que nous accolons parfois et par erreur à un état stable et serein, n'est peut-être (je dis bien peut-être) que la réponse donnée à l'événement présent : accepter de n'être que ce feu qui nous brûle et nous consume de l'intérieur, fait de désespoir et de non-sens.

Nous ne pouvons pas nous figer dans une forme définitive qui constituerait un repère pour nous et sur lequel on plaquerait l'étiquette : Être ; de même qu'il ne saurait y avoir une expérience d'être qui pourrait constituer une référence, un étalonnage sur lequel s'accrocher comme une arapède sur son rocher.

C'est une fausse idée dans laquelle peut nous entraîner la posture parfaitement immobile du zazen, comme s'il s'agissait de se figer dans quelque chose de stable et de définitif.

C'est à la lecture d'un livre récemment publié, celui d'un apprenti moine zen, Tozan, que m'est parvenu un nouvel éclairage sur l'utilité des règles sur la voie du zen. « Les règles, dit-il, vous montreront que vous n'êtes pas un être infaillible ». les préceptes et les règles ne peuvent plus être envisagés comme de simples contraintes imposées à l'ego pour l'engager à rompre avec son cadre de référence, ils deviennent le cadre incontournable d'un vis-à-vis avec la banalité de nos réactions humaines et de ce fait l'acceptation de cette banalité. Ce vis-à-vis nous ouvre à un engagement dynamique envers la vie.

Tout en poursuivant le travail d'élaboration de cette lettre, me vient à l'esprit ce titre donné par Nietzsche à l'un de ses écrits : « Humain, trop humain ». « Je me suis débarrassé de tout ce qu'il y avait en moi d'étranger à ma vraie nature », annonce -t-il au début de son œuvre... « Tout idéalisme m'est étranger. Le titre de mon livre veut dire ceci : là où vous voyez des choses idéales, moi je vois … des choses humaines. » Une manière de pourfendre la métaphysique traditionnelle qui nous écartèle et nous déchire.

Le cadre offert par le silence et l'immobilité définit drastiquement la confrontation avec l'ordinaire de nous-mêmes ; contraints de plonger dans l'essence de l'humain, sans ne pouvoir plus s'en extraire, nous y puisons la ressource essentielle : faire avec ce qui est, rien que ce qui est.

Ainsi ce propos de Dürckheim prend-il toute se force : « Bien sûr, il est bon que l'homme se retire dans le silence, afin d'y prendre conscience de son être profond... mais les choses deviennent dangereuses lorsqu'il commence à s'édifier son propre monde de rêve au sein du silence, l'image rêvée d'un monde dans lequel il pourrait, comme il le croit à tort, s'installer conformément à une raison supérieure. Toute image rêvée d'un soi distancié du monde qui se place en paravent devant la réalité, toute installation de soi qui ne se rapporte qu'à soi et qui fige l'ordonnancement des forces, représentent toujours le début de la fin. » Selon ce propos de Dürckheim, n'existe aucune forme constante et rassurante à laquelle se raccrocher. Lorsqu'un événement intérieur ou extérieur vient briser la stabilité dans laquelle nous nous étions installés, il nous semble que nous nous sommes détournés de la pratique. En réalité, le travail commence précisément là, le vrai travail face à l'adversité, c'est-à-dire nous-mêmes.

Accepter sans frémir d'être ce que nous sommes, sans dérobade, se permettre de n'être que cela, ne rien espérer d'autre et peut-être se laisser percevoir que « de ce chaos peut naître une étoile » (Nietzsche).

Dominique Durand




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