Lettre n° 55 décembre 2025
- Dominique Durand
- 3 déc.
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Entre discipline
et exercice initiatique
« La voie initiatique est la voie de l’exercice, c’est-à-dire du travail sans fin sur soi-même », disait K. Graf Dürckheim. Afin de comprendre le sens de l’exercice sur la voie, il est nécessaire d’apprendre à faire un retour sur soi, et c’est de la nature de ce retour que nous allons parler. On attribue à l’exercice un rôle qui consiste à vaincre l’emprise de l’égo et favoriser de ce fait l’apparaître de notre véritable nature. En effet, le caractère répétitif épuise les ressources d’un moi déterminé à se maintenir dans l’idée d’une permanence, et, par ailleurs, comme n’importe quelle autre discipline, il nous apprend à ne pas dépendre de circonstances contingentes. Mais, si aucun retour à soi n’est effectué conjointement, la répétition et la discipline peuvent se révéler infécondes et réduire le chemin à une conduite extérieure à laquelle se conformer. La discipline du zen est d’un autre ordre.
Le retour à soi dont il est question doit consister en une inversion de notre mode habituel de perception. Tout l’art, dans l’exercice, (et le mot « art » souligne l’idée que cela ne peut être enseigné, à la différence de l’exercice) consiste à « se sentir », c’est-à-dire procéder à une totale attitude d’abstention afin de laisser apparaître ce qui se présente de soi-même dans une totale évidence. Dürckheim, avec un choix de mots inégalé, parle d’une « évidence goûtée ». L’importance est donnée au caractère indiscutable de ce qui se présente et à la perception qu’on en a. Ce qui est évident se présente de soi-même et n’a pas besoin d’être expliqué ou justifié. Il nous faut revenir sur le terme « abstention » qui souffre d’une connotation négative puisqu’elle est associée à de l’indifférence ou de l’inaction. Il s’agit tout simplement de laisser les choses avoir lieu en l’état et de les laisser nous travailler au corps telles qu’elles arrivent. Ce qui devient éclairant dans l’acte de « se sentir », c’est la qualité d’écoute par laquelle on perçoit.
« Le travail initiatique, … c’est accepter et recevoir, c’est écouter,… c’est laisser advenir, venir à soi. » Les mots utilisés par Dürckheim décrivent on ne peut mieux cet état d’abstention.
Le regard n’est plus porté sur les choses pour les définir, mais il est porté sur la manière dont je les reçois; nous parvenons ainsi à un autre usage du monde et de nous-mêmes.
Se sentir n’est pas la position d’un moi qui fait retour sur lui, c’est la position d’un « en-soi » étranger à toute subjectivité, c’est à dire à tout ce qui concerne l’utile et le personnel. Se sentir n’est donc pas objectiver un état particulier du corps, ce n’est pas non plus sentir une émotion. Encore une fois, cette manière apophatique de décrire l’art de se sentir (ce n’est ni ceci, ni cela) nous plonge déjà dans la difficulté de saisir ce dont il s’agit. Nous sommes éloignés de la prise de conscience d’une sensation et de la jouissance qui est associée à cette appropriation. Se sentir est le moment où l’on se dépossède de soi-même, de ses interprétations, de ses imaginations, de ses rapprochements avec le connu et l’identifiable. C’est un moment unique où le moi, privé de toute initiative, se contente de laisser apparaître la vérité de l’instant. Nous sortons ainsi d’une vision duelle: moi et le monde.
Dans « se sentir », le pronom réfléchi « se » n’est pas un moi qui fait retour dur soi, c’est tout simplement le lieu de l’avènement du réel tel qu’il est, le lieu de surgissement de l’apparaître de la réalité des choses. L’exercice, tout en maintenant le moi dans un état d’abstention, (immobilité, non intervention), l’introduit dans un autre niveau de conscience. Une manière de parvenir à la pure vision de ce qui est en tant que tel. En effet, se sentir est cette possibilité que se crée un espace de résonance. K. Graf Dürckheim disait; « L’être est le résultat d’une compréhension basée sur la résonance ». Se sentir est un nouveau mode d’approche de l’expérience corporelle puisqu’il implique un nouvel usage du corps et par conséquent un nouvel usage du monde et de l’action. Effectivement, dans un retrait total de toutes les initiatives et interventions de l’égo, il est possible de vivre l’exercice (l’assise en silence ou tout autre exercice) comme une action en soi et non une action pour soi. Le « en soi » est un mode des perception des choses en tant qu’elles se suffisent à elles-mêmes.
Sartre, en 1943 (« L’être et le néant »), disait ceci: « L’être en soi est plein de lui-même, il est ce qu’il est ». C’est la nature propre d’une réalité qui existe indépendamment de la connaissance que nous en avons. L’être en soi désigne dans ce mode d’être des choses qui se contentent d’être, sans avoir de retour sur elles. L’acte de se sentir est un retour possible à ,la vacuité; non celle pensée en tant que vide, mais en tant qu’absence de contradictions: rien n’est objectivé et personne n’objective jamais rien de perçu et personne qui perçoit. Seul persiste un vécu direct, c’est-à-dire voir et ressentir ce que nous sommes en train d’expérimenter, comme cela est et non comme cela est dénommé.
L’adhésion sensorielle à l’expérience exigée dans l’exercice soustrait de ce fait celle-ci à l’interprétation des faits. En termes de phénoménologie, cela s’appelle « l’époché », une mise entre parenthèses du jugement ou de toute forme d’abstraction.
Sans pour autant aborder la méditation, voici ce que Maldiney exprime au sujet de « se sentir »: L’existant ne fait pas que sentir, il « se sent » et c’est cette co-implication en lui de soi et du monde qui fait de lui « le là de tout ce qui a lieu ». On ne peut pas donner définition plus éclairante sur l’acte de se sentir: absence de séparation. Un pur moment de résonance.
Et si nous placions la transcendance dans cet espace de résonance? La transcendance évoque un dépassement; et justement là le dépassement a lieu dans la manière de voir. Les choses ne sont pas perçues à partir de leur cadre habituel. Transcender, c’est percer le rien de chaque jour, avec cette acuité de l’expérience directe. La transcendance est d’une autre nature que notre domaine de référence habituel. On retire ainsi à la transcendance sa charge habituelle, elle n’est pas d’un ailleurs, c’est la connaissance directe des choses. C’est ainsi qu’elle déborde le périmètre de notre vie ordinaire tout en y étant liée.
Ces moments de rupture où la transcendance surgit dans un éclair, chacun peut les vivre, à un moment ou à un autre. Dans l’acte de se sentir, elle va s’imposer, devenir immanente, et l’on pourra l’intituler (comme certains l’ont déjà fait): « la phénoménologie de la transcendance ».
Dürckheim parlait d’une transcendance immanente et se révélait ainsi en tant que phénoménologue averti. Le savoir réflexif n’a rien à voir avec une introspection ou un statut d’observateur, c’est l’art de laisser apparaître et d’écouter.
Si nous nous entraînons à cet état d’abstention voulu par l’exercice, il est possible que se présente cette évidence: une parfaite concordance entre notre propre immanence et ce qui cherche à se manifester. L’essence n’est plus pensée comme quelque chose de suprasensible ou de distinct de l’immanence, l’essence est engagée dans l’action immanente. L’accent est mis sur l’écoute et non sur une dynamique de progression personnelle, donc davantage sur l’en soi que sur le pour soi; la pratique « pour quelque chose « sera remplacée par la pratique « par quelque chose ». Il n’est plus question de s’attarder sur ce que l’on voit, mais plutôt sur ce par quoi on voit, une voie directe pour se désapproprier même de l’acte de méditer.
Mais alors qui médite?
Dominique Durand





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