Lettre n° 54 octobre 2025

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L’immobilité,

racine de l’action éthique.

S’asseoir et, à condition de s’en donner les moyens, voir que la posture de zazen éclaire notre façon de penser, de se sentir là et de percevoir la réalité du moment. C’est bien d’un éclairage qu’il s’agit, une nouvelle lumière dans notre manière de penser les situations. L’expérience corporelle clarifie la pensée. Rien n’est jamais achevé avec cette posture, nous n’en finissons pas de l’ajuster et de nous rendre perméable à la force incroyable qu’elle génère. C’est cela, la nourriture du zazen, l’ensemencement en nous de cette graine de vie qui ne demande qu’à croître et s’accomplir.

Au regard de l’évolution de notre société, il apparaît de plus en plus important que cet accomplissement s’accorde à une conduite éthique, un mode de vie qui réside dans le devoir d’exister en tant qu’être responsable de soi-même, des autres et du monde. L’éthique fait référence aux valeurs d’impartialité, de respect et ne peut de ce fait prendre racine dans les atermoiements d’un mental qui juge, tergiverse ou se fige.

Nous le savons, la tradition du zen incite sur la compréhension directe, celle du corps; c’est la raison pour laquelle je vous invite à revenir du côté de l’immobilité dans votre pratique, c’est l’objet de cette lettre.

L’immobilité démontre l’intentionnalité du corps, celle de ne plus intervenir sur quoi que ce soit et permet de découvrir derrière l’injonction faite au méditant de ne pas bouger un geste révélant un certain état d’esprit. 

Il faut du temps pour passer du précepte entendu au précepte vécu et glisser de ce qui est interprété comme un interdit: « ne pas bouger », vers une compréhension intériorisée de l’immobilité: le corps s’offrant à notre esprit comme la révélation d’un chemin à suivre. Contempler le corps parfaitement immobile, c’est porter à l’esprit l’empreinte de cette immobilité. Le corps s’offre comme la preuve d’un état d’être immédiat qui, sans attendre, déconnecte notre cerveau frontal, comme une mise à disposition totale, le dévoilement d’un possible jamais envisageable jusque là.

Ainsi, pendant longtemps, on s’use à essayer de contenir le zazen dans la règle de l’immobilité et un jour, tout cela déborde dans l’évidence d’un comportement ajusté, l’émergence d’une pensée entièrement libre des convenances, des prises de position, une pensée libre de soi.

Certes, la nature humaine et la nature entière sont déterminées par le mouvement. Toutes les formes de vie sont des formes de mouvement: la croissance, la circulation de la sève ou du sang, les battements du coeur et en tant qu’être humain, l’homme a besoin de ce mouvement. L’immobilisation est donc dans cette perspective une contrainte. Il devient impérieux, dans le zazen, d’abandonner cette compréhension de l’immobilité et de l’envisager non comme l’état de celui qui cesse de se mouvoir, ce qui lui donnerait un caractère de résistance à l’accélération et à la vitesse, mais comme un changement de mode d’action. L’immobilité n’est pas inaction.

Si vous vous mettez à contenir et à construire l’immobilité, elle deviendra rapidement contraignante et stérile, mais aussi source de désagrément. Ne cherchez pas à l’édifier, laissez-là s’installer, prenez seulement la décision de ne plus intervenir sur quoi que ce soit, c’est précisément là que l’immobilité prend racine. Abandonnez-vous à cette perte d’intervention et peu à peu retirez-vous sur la pointe des pieds, comme pour vous éclipser de la chambre d’un enfant qui se repose, sans faire de bruit. Laissez le corps à sa propre initiative en laissant tout arriver tel quel. Aucun commentaire sur les choses, aucune intention. 

L’immobilité se présente d’elle-même et conjointement s’opère une désidentification. Sentez vraiment alors dans quoi cela vous engage, vous êtes en train de rejoindre bien plus que l’immobilité d’un corps. Observez et recueillez le vide perçu, et sentez que dans ce vide il ne peut y avoir aucune discrimination, aucun partage, aucune séparation. C’est votre nature de Bouddha que vous rejoignez dans cette immobilité; cette nature essentielle, totalement vide de préjugés, trouve son plein accomplissement dans une conduite éthique. L’immobilité, comprenons-le ainsi, n’est pas le contraire du mouvement, elle en est la racine. Chaque geste de notre vie y puise sa source et en devient la manifestation; l’attitude éthique n’est pas le fruit d’une estimation ou d’une évaluation, elle devient grâce à la pratique l’expression d’une évidence. 

Si nous réalisions vraiment la force du zazen, nous ne décollerions pas une seule seconde de la posture et de tous les points qui doivent retenir notre attention. Un maître zen dit que chacun de ces points est comme une serrure à ouvrir. On ne cesse à aucun moment de rétablir la verticalité, d’étirer la colonne vertébrale, de se reprendre dans les mains, de se lâcher dans les épaules, de se détendre dans le regard. Chaque détail compte.

D’un instant à l’autre, inlassablement, nous cherchons à ouvrir la porte de l’inconditionné et le laisser se dévoiler de lui-même. C’est cela qui nous donne la puissance d’agir et l’enthousiasme qui y est lié et qui nous permet de nous engager sans restriction dans chacune de nos actions d’une façon éthique . 

Dominique Durand