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Photo du rédacteurDominique Durand

Lettre n°48 mars 2024



   L'oubli de soi « Qui sauve une vie, sauve l'humanité entière »


« Qui sauve une vie, sauve l'humanité entière ». Ce propos, extrait du Talmud, rend indirectement hommage à des êtres qui ont fait barrage au chaos par leur courage et leur abnégation.

Des acteurs de notre histoire, tels que Missak Manouchian, Nicholas Winton, Klaus Vogel ou Robert Badinter, pour ne citer que ceux qui ont fait l'actualité ces derniers mois, en font partie. Le récit de leurs actions déterminantes bouleversent encore aujourd'hui nos cœurs assombris par l'ampleur de la tâche à accomplir dans ce monde.

         Repli, mauvaise conscience, déni, la tentation est grande et cependant, le vœu de tout pratiquant n'est-il pas de vivre sa vie en se guérissant soi-même et en guérissant autrui ? L'ampleur de la tâche nous accable, attachés que nous sommes à un résultat, à un but à atteindre.

         Comment dégager nos esprits de cette mauvaise conscience ?

         Le monde dans lequel nous vivons ne nous permet pas de poursuivre une pratique repliée sur elle-même, excluant toute forme d 'engagement. L'assise est déjà notre premier engagement, celui de métamorphoser notre « être au monde » ; un moment où l'on se contente de laisser advenir le fugitif sans le retenir, de laisser surgir soi-même au cœur des choses dans leur passage, le temps d'un éclair, le temps d'un moment d'oubli de soi. Notre premier engagement est celui-ci : rendre possible cet oubli. Quoique furtive, l'expérience est indiscutable et suffisamment probante pour nous laisser ce goût de liberté : un moment d'éveil. L'effacement de l'ego est le corolaire de l'éveil, seule posture possible qui nous permette de substituer un véritable esprit du service au désir de vouloir faire quelque chose pour les autres et le monde. Le comportement éthique se tient dans l'éveil au sans ego.

         C'est à cet entraînement quotidien que nous nous soumettons dans l'assise en silence. S'astreindre chaque jour à cette discipline qui consiste à plonger dans une activité sans vouloir en tirer un profit personnel. L'assise en silence, n'étant d'aucun bénéfice pour l'ego, tient notre nature propre hors des catégories de l'entendement et annule la possibilité d'un choix quelconque entre ceci ou cela. Simplement, ce qui est à faire est à faire.

         L'action n'est pas subordonnée à un intérêt personnel, elle n'obéit qu'à elle-même, elle est totalement autonome. L'action n'est en rien reliée à une quelconque utilité ou au sens de sa fonction. Ne cherchant aucun effet particulier, le méditant accepte de naviguer dans l'absence de sens. Il ne se pose pas la question de savoir si son action est utile ou inutile, il laisse spontanément agir cette part naturelle en lui, dépourvue de toute intention. De ce fait, l'insatisfaction ou la culpabilité générées par le sentiment de non-sens ou d'inutilité s'annulent d'elles-mêmes.

         Chaque situation est notre maître, quand on s'occupe de la vaisselle, la vaisselle devient notre maître. Plus aucune question ne se pose, tout est la Voie ; chaque action devient une question d'implication et non de résultat. L'enfant ne cherche pas à remplir une fonction, à s'engager dans une action utile, il rentre avec détermination dans l'agir sans en attendre un bénéfice, son activité n'est pas consciente d'elle-même, elle est libre, spontanée parce que non-intentionnelle.

         L'entraînement proposé par l'assise est la source d'une compassion qui perd sa forme idéalisée, construite, ne s'ornemente plus de sentiments inutiles, elle devient juste présence totale au monde dans ce qui va et vient, dans ce qui vit et meurt.

          Voici ce que dit D.T. Suzuki : « Quand la volonté n'est gouvernée par rien, quand elle n'est pas assujettie à une finalité externe, qu'elle n'est pas au service d'un dessin précis, elle se transforme en expérience sensible de l'acte d'être. »

         L'action libérée nous donne à chaque fois l'occasion de nous sentir engendrés, dans le sens de nés à nous-mêmes, révélés à nous-mêmes dans notre nature originelle.

         Simplement faire ce qu'il y a à faire, c'est l'immobilité de l'esprit qui ne rejette rien, n'ajoute rien, et contribue ainsi à une désappropriation de l'action en cours.

         L'engagement qui est pris chaque jour dans la simple assise, n'est pas seulement pris vis à vis de nous-mêmes, mais aussi vis à vis du monde : être là, présents dans tout ce qui a lieu, tout à la fois détachés et impliqués, position paradoxale méconnue du mental, insaisissable par la pensée mais tout à fait perceptible dans la qualité de son efficience.

         Il nous est ainsi permis de saisir la valeur de l'interdépendance à un autre niveau que celui du concept. Tout est la voie, même l'achat d'une bouteille de lait à son juste prix afin de rémunérer un éleveur de la façon la plus équitable qui soit. Mais, honnêtement, toujours se poser la question : qui s'engage dans cette décision ? Souvenez-vous de cet exercice proposé par Karlfried Graf Dürckheim à l'un de ses élèves : « Chaque matin, lorsque vous introduisez la clef pour démarrer votre voiture, demandez-vous : « Qui tourne la clef ? »

                                                                                         Dominique Durand

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