Eloge de l'impuissance
Ce sont parfois les propos de personnes totalement engagées dans leur quotidien qui nous ramènent « de force » aux fondamentaux de la pratique, nous poussant à chercher comment l'entraînement quotidien fondé essentiellement sur l'expérience, peut éclairer certaines situations paradoxales de la vie et pour lesquelles la pensée est inopérante.
C'est cette réflexion qu'a soulevée en moi une interview de Didier Sicard (Télérama 3811 du 25 janvier 2023), ancien chef de service de l'hôpital Cochin et qui s'est interrogé durant toute sa carrière sur les responsabilités des médecins. Voici les propos qu'il livre à Juliette Bénabent : « Sur la fin de vie, j'ai passé mon temps à osciller entre la nécessité, parfois, d'abréger des souffrances et une interrogation profonde, existentielle, sur le sens de notre présence, à nous médecins, quand la thérapie devient impossible. » Et il ajoute cette phrase qui m'a directement remise dans l'aplomb de la pratique : « Toute ma vie, j'ai enseigné aux étudiants que leur métier de médecin commençait là où ils devenaient impuissants. »
Il est vrai que notre société souffre de cette maladie devenue totalement obsessionnelle, celle de la santé, et nous devons constater que le soin d'une manière générale comporte une certaine violence, particulièrement lorsqu'il méconnaît la réalité de la mort. Le véritable soin ne peut commencer que par une attention particulière donnée au non-sens, et c'est peut-être dans ce domaine, que nos médecins techniciens ont du mal à s'introduire : celui de l'impuissance.
Mais l'objet de cette lettre n'est pas de rester dans le registre médical, ce n'est que l'occasion de voire se confronter deux termes essentiels soulignés par Didier Sicard : la présence et l'impuissance ; voir comment, à la lumière de la pratique, elles peuvent parvenir à se côtoyer sans heurt.
Je souhaiterais juste m'octroyer un droit de réponse sur « le sens de notre présence ». En effet, le zen nous enseigne que la présence, commence par cet entraînement qui consiste, sur un petit mètre-carré de tapis et un zafu, à expérimenter l'immobilité du corps et de l'esprit, tandis que les situations les plus inconfortables et les plus dérangeantes nous agressent. On apprend dans ces situations à ne rien faire, dans quel but ? Justement pour rien. Ces heures d'exercice façonnent une attitude où « être là », et « trouver une solution » se sont dissociés, laissant juste cette attention pure devenir « présence ».
Cela suppose cette exigence (et la pratique nous en offre la possibilité) de devoir décortiquer ce qui est étrange, inconvenant, inacceptable, insupportable et nos propres réactions face à cet étrange, cet inacceptable... Cela se réalise dans les conditions d'une grande intimité avec soi-même, d'une certaine lucidité, et aussi d'une grande sincérité.
Laisser les incohérences s'entrechoquer, sans intervenir, en accepter le caractère absurde et ne viser aucune utilité. Cette désappropriation devient présence. Se désapproprier, ce n'est pas faire le vide, c'est cesser de s'attacher à notre idée de ce que devrait être la vie, cesser de se fixer sur notre goût des choses, cesser de se laisser croire que les choses sont bonnes ou mauvaises.
Avoir l'intention de faire disparaître une situation jugée inacceptable, obstrue définitivement la possibilité d'être tout simplement là. La présence ne peut naître que de l'abandon d'une perception limitée des choses. On ne peut laisser apparaître le caractère trivial de l'existence et s'y rendre présent, que si l'on va jusqu'au bout du goût que ça a, totalement détaché d'un quelconque présupposé.
La présence, cessons d'en faire un concept élégant que l'on prononce avec componction, c'est être présent aux odeurs nauséabondes et voir honnêtement ce qu'on en fait.
Il est impossible d'envisager la présence, sans le hic et nunc d'une personne qui a su se vider d'elle-même, qui a su désosser son moi, non dans le sens d'anéantir, mais dans celui de démanteler les durcissements, les repères et attentes habituels.
Lorsque nous nous entraînons en zazen à ne pas attendre le moment d'après, à ne pas attendre un résultat ou un état de perfection, à ne pas attendre de signes de reconnaissance ou bien que nous nous efforçons de lâcher l'idée que la situation est bonne ou mauvaise, nous laissons éclore le vaste d'une présence qui peut encaisser le choc que représente l'impuissance.
Baignant dans une logique de dépassement de soi et dans l'éloge implicite des nouvelles technologies, nous ne sommes pas prêts à accueillir sereinement cette limite où l'on se dit : « il n'y a plus rien à faire » et c'est justement parce qu'on la laisse se jeter contre les murs d'une pure présence, que l'impuissance peut devenir féconde.
Didier Sicard a raison, le vrai travail commence avec l'impuissance. Cela s'initie dans le rapprochement sensible avec une part de soi déshabituée, déconditionnée.
C'est lorsque la présence émane du champ de l'inutile que l'impuissance peut être acceptée.
Dominique Durand
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