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Photo du rédacteurDominique Durand

Lettre N° 27–Juin 2020

Accepter de n'avoir aucun recours

Peu de temps avant le confinement, les éditions de l'Observatoire publiaient le dernier ouvrage du philosophe François Jullien et dans lequel on pouvait découvrir ce passage :

« Nous sommes peut-être en train de passer, sans même nous en apercevoir, à côté de « la vraie vie », à côté de la vie qui vit. Non pas tant que la vie fuit, ce contre quoi depuis toujours on a cessé de déclamer, mais parce que on se contenterait de ce qui n'est qu'un semblant de vie et que de la vraie vie, ne serait-ce qu'un fugitif instant, on a peut-être toujours pas accédé. »

Ce propos ne nous interroge-t-il pas, tout particulièrement en ce moment, sur notre manière d' « être au monde » ? Sommes-nous présents en qualité de vivants ou en qualité de survivants ?

Ce questionnement vient aussi réveiller notre manière d'aborder la pratique : s'entraîner à un sevrage radical de tous les adjuvants qui nous permettent de rester dans un certain confort et s'engager dans cette entreprise périlleuse pour le moi : « Ne plus avoir aucun recours », selon les propres termes de K.G. Dürckheim. Cela n'est en rien assimilable à de l'abnégation, de la résignation ou de la dénégation, c'est une attitude active et responsable.

La survie, c'est un long processus de lutte et de combat qui nous empêche de nous savoir vulnérables, fragiles, vieillissants, mortels. Identifiés à ce processus, nous ignorons le vivant, nous le confondons avec ce que l'on pourrait appeler un ensemble de possibilités. La survie conditionne notre « être au monde », elle est la cristallisation névrotique d'une protection qui cherche à nous garantir de toute insécurité. « Pouvoir se laisser féconder par la vie, dit Dürckheim, ne peut avoir lieu que si nous dépassons les bornes d'une existence axée sur la sécurité. »

Nous n'avons pas à juger cette tendance sécuritaire qui nous est propre, mais nous devons trouver dans l'assise l'occasion de la désamorcer. Observer par exemple cette tendance à vouloir chasser le désagréable, à désirer venir à bout d'un problème, à trouver une solution immédiate à une situation inconfortable. Il est utile de ne pas ignorer de quelle manière nous transférons dans la pratique un cadre de référence dans lequel nous sommes particulièrement attachés à faire disparaître ou à lutter contre ce qui nous dérange ou nous déstabilise.

Désireux de rendre la pratique prévisible, nous ne sommes jamais vraiment là, enchaînés à la permanence de nous-mêmes, prisonniers d'un besoin de satisfaction immédiate. Il faut un certain courage pour sauter dans la vraie vie, celle de maintenant, sans autre recours que cette présence corporelle. Là est notre tache : intégrer un autre mode de présence à soi-même, aux autres, au monde et prendre l'habitude de revenir naturellement à cette présence du corps, cet « être-là ».

Où que nous soyons, avec ou en face de quiconque, en zazen, à la terrasse d'un café, devant l'évier de la cuisine, au moment d'une prise de parole, toujours revenir là où l'on est, avec les données immédiates du moment, sans chercher un recours quelconque, comme le dit Dürckheim. Ce qui nous aide, c'est le silence du corps et de l'esprit, l'absence de commentaire, le renoncement à l'exploration de la faisabilité de tel ou tel projet, donc l'immobilité à laquelle nous revenons invariablement.

Revenir encore et encore à la présence du corps stable, immobile et droit tandis que les vagues d'insatisfactions vont et viennent inexorablement, que l'inconfort se précise ça ou là, et goûter cet espace de liberté où tout peut aller et venir. Se reconnaître dans ce « totalement libre de tout », dans cette disposition naturelle, souple, libre de soi, accueillante. C'est là que se place le niveau d'échange avec le monde, un échange qui ne passe plus par le spectre étroit du mental. Est laissé à l'autre, au monde, cette liberté de se déployer dans un espace vacant. Sentir qu'il s'agit d'un autre mode de traitement de la réalité : on ne prend plus le dessus sur quoi que ce soit. Le corps dans sa totalité nous offre cette perception d'un « être-là » entier et dont le corollaire est l'approfondissement d'une authentique détente physique. Plus cette détente s'ouvre, plus nous est donnée la possibilité d'accepter l'absence de recours et de goûter la liberté d'être qui nous met au monde naturellement. Nous ne nous donnons plus le choix de vivre autre chose que ce que la vie nous propose. Je ne résiste pas au plaisir de partager cette histoire d'un Lama qu'une arthrite déformante avait rendu infirme et condamné à rester là-haut, dans les montagnes du Tibet, et qui avait éclaté de rire alors qu'un porteur lui avait posé cette question : « Êtes-vous heureux ? » Il avait répondu ceci : « Bien sûr que je suis heureux ici ! C'est merveilleux, d'autant plus que je n'ai pas le choix. » (raconté par Peter Matthiessen dans « Le Léopard des Neiges »)

Cela revient à faire confiance à notre propre capacité à nous ouvrir et à faire un autre usage de soi-même : ne plus chercher à exclure une situation contraignante mais l'inclure dans cette perception vaste et illimitée de la présence corporelle. S'opère ainsi une sorte de reconversion intérieure à pouvoir se stabiliser là où le moi ne peut trouver aucune stabilité.

Et si nous faisions de cela le fil rouge de notre pratique tout au long de ces mois d'été ? Tandis que tous les écueils se présentent à nous, je ne parle pas de celui de laisser tomber la pratique, mais plutôt de celui qui consiste à pratiquer bourgeoisement, par habitude, dans le confort souhaité par l'ego. Osons assumer physiquement ce qu'il y a de plus étrange, de plus singulier, de plus inexplicable, de plus dérangeant ; tout simplement osons vivre, encore et encore revenir là où nous sommes avec ce que nous sommes, ne nous laissons plus retenir par ce qui nous oppose au vivant. La vraie vie, c'est à chaque instant, lorsque, comme le dit Dürckheim, nous acceptons de n'avoir aucun recours. C'est ainsi que nous pouvons goûter cette entière liberté : vivre.


Dominique Durand

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