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  • Photo du rédacteurDominique Durand

Lettre N° 29–Novembre 2020

Lettre d'accompagnement en temps de confinement / Ichigo-Ichie


Il y a quelques années de cela, Hiromi Kashiwagi, que certains connaissent pour l'avoir rencontrée lors de journées de pratique, me rapportait du Japon un tampon gravé portant l'association de trois kanji, symbolisant le chiffre 1, l'idée de temps et l'idée de rassemblement.

Un temps – une rencontre – c'est unique- Ichigo-Ichie.

Je m'aperçois aujourd'hui du chemin que cette parole a creusé dans ma pratique quotidienne et comment elle me devient chaque jour un peu plus essentielle ; essentielle aussi pour chacun, particulièrement en cette période que nous traversons.


(Ce proverbe est né sous la plume d'un grand maître de thé du XVIè siècle (Rikyu – 1522 – 1591) et il trouve ses origines dans le bouddhisme zen. Vivre avec Ichigo-Ichie, c'est prendre conscience de la fugacité des choses, savoir saisir ces instants uniques et savourer le moment présent. Cette expression décrit le caractère précieux et absolument unique dont est doté chaque moment de notre vie. Dans la cérémonie du thé, c'est comme si les participants se voyaient pour la première fois.)


Nous ne pouvons pas nous fier à cette définition, trouvée facilement dans Wikipedia ; en effet, celle-ci peut nous restreindre à un simple carpe diem : cueille ce jour sans te soucier du lendemain.

Nous entendons souvent un discours qui tend vers une forme de jouissance de l'instant présent, cette invitation repose sur une notion de profit et porte en elle le caractère permanent de cette illusion que nous existons de façon constante.

Ichigo-Ichie ne recèle aucun opportunisme, ce n'est pas : « saisir une bonne occasion, ne pas la laisser passer. » C'est vraiment faire de chaque instant un moment unique et en cela il faut bien saisir la différence.

Chaque instant, chaque moment tel quel, est le plus précieux de l'univers, il ne s'est jamais manifesté de cette manière et il ne reviendra pas identique à lui-même. Voilà une idée facile à comprendre, mais comment l'intégrer et la réaliser ? Si l'on se contente de réfléchir, ça ne marche pas. Ichigo-Ichie est comme un rappel à l'ordre : est-ce que je pense le réel ou est-ce que je le vis ?

Peut-être suis-je, ainsi que le dis François Jullien : « en train de passer à côté de la vie qui vit ? »


Avec ichigo-Ichie se présentent trois écueils :

  • Se faire une représentation du moment vécu (de moi-même tel que je devrais être et que je ne suis pas, de l'autre tel qu'il n'est pas et que je voudrais qu'il soit, de la situation telle qu'idéalement elle devrait être, semblable ou différente à une autre vécue antérieurement).

  • Considérer la situation, à partir d 'un moi permanent, toujours identique à lui-même.

  • Aborder la situation à partir d'un Être permanent ; et cet écueil est peut-être celui auquel on pense le moins. Nous sommes en effet imprégnés de la pensée de Platon : il a marqué notre manière de considérer l'acte d'être ; selon son mode de pensée, ce qui est sujet au changement ne mérite pas le nom d'Être. Il a pensé un modèle universel selon des caractères constants, un lieu absolu posé comme extérieur à l'être humain et antérieur à toute action. Et c'est cette antériorité qui tue le vivant. Ce modèle occidental nous a éloignés de la voie immédiate de l'action et par conséquent de l'éveil.


Dans l'esprit de Ichigo-Ichie il n'y a pas cette antériorité, puisqu'il n'y a pas un être permanent, notre manière d'être présent, et donc d'actualiser Être, ne peut être qu'unique. Il y a juste maintenant, posé comme seul moment d'affirmation de notre nature d'éveil. C'est seulement maintenant, il n'y aura pas de deuxième chance.

Ichigo-Ichie ne présente pas une vérité absolue qu'il nous serait possible de rejoindre au cœur du moment présent, ce proverbe nous engage dans une expérience unique à chaque fois, à travers laquelle il s'agit de réapprendre soi-même, l'autre, le monde. Cela se passe au cœur d'une action concrète, une histoire de relation qu'il faut recréer à chaque fois. Nous devons nous replacer sur le plan du « sentir rien que maintenant ».

Pour cela, il nous faut nous ancrer dans « le temps du corps » et créer cette profonde habitude intérieure qui fait que, même sans avoir à y penser, nous revenons naturellement à cette présence du corps. « Le corps est l'exemple le plus parfait et le plus abouti de ce qu'on appelle maintenant ».

Le corps entier est un avec maintenant. La rencontre peut être unique si elle est libre de tout saisie et de tout profit, si elle sollicite l'unité du corps et de l'esprit et si elle est libre de toute représentation et de toute attente. C'est l'homme déconditionné, qui établit un autre type de lien avec le réel.

On ne peut aborder la réalité avec un regard neuf si l'on se sait ou l'on se croit permanent. Le fait de savoir, et plus encore, de sentir que tout change à chaque instant, de se savoir, de se sentir soi-même dans un flux continu de naissances et de morts, nous débarrasse de tous les présupposés causes d'interférences entre la personne et la situation. Le réel, c'est le couple que nous formons avec le monde. Il n'y a pas moi d'un côté, le monde de l'autre, le réel, c'est cette relation recréée à chaque instant.

L'écoute de la sensation favorise le contact unique avec l'action en cours et gomme ainsi toute forme d'habitude. Ceci est un point important pour comprendre l'esprit de répétition proposé par le zen. En effet, s'attendre à du déjà vu ou déjà expérimenté peut rendre stérile cet esprit de répétition. Même si les techniques sont renouvelées plusieurs fois dans le dojo, chacune doit être vécue comme un événement singulier et décisif. On doit recommencer inlassablement, mais à chaque fois comme si c'était la première fois : passant immédiatement au vécu corporel, on ne réalise qu'une action à la fois, menée du début à la fin, jusqu'à son complet accomplissement. On vit chaque inspiration, chaque expiration jusqu'à son terme. Chaque action est unique : entrer dans le dojo du pied gauche, rien que entrer, marcher parallèlement au mur, rien que marcher, s'incliner devant son zafu avant de s'asseoir, rien que s'incliner. On séquence chaque action, on la rend unique, précieuse, on ne fait pas deux choses à la fois, on n'anticipe pas. Il n'y a pas de reprise pour améliorer, c'est absolument unique. C'est notre seule chance.

On connaît très exactement la situation du moment parce qu'on naît avec elle, on s'ouvre en même temps qu'elle advient. Nous sommes présents à partir de l'expérience subjective du moment et non plus à partir de nous en tant que cliché ou représentation.

La question est toujours celle-ci : est-ce que je laisse une place suffisamment vacante pour qu'il y ait vraiment rencontre avec ce moment tel qu'il est ? Cette « vacance » n'est pas vide, elle est le fruit d'un contact avec l'essence du vivant et devient la source d'un nouveau mode de présence existentielle qui a pour titre Ichigo-Ichie.

Chaque situation est l'occasion d'une initiation et d'une nouvelle expérience qui abolit l'idée d'un monde tout fait. Il n'y a que des événements qui ont lieu d'instant en instant, des relations, des rencontres où tout est mis en place pour que chacun puisse être ce qu'il est, pour que chaque chose puisse être ce qu'elle est. Ichigo-Ichie, c'est passer le l'image au réel.

Si vous arrosez votre jardin, soyez essentiellement celui qui arrose son jardin, si vous rencontrez un ami, soyez essentiellement celui qui rencontre un ami.


Dominique Durand




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