Lettre d'accompagnement en période de confinement.
« Toute vie qui se borne à la pure conservation de la vie est déjà déclin. » Voilà un propos de Martin Heidegger qui suscite réflexion et approfondissement de notre pratique.
Cette « pure conservation de la vie », nous l'expérimentons tandis que toute notre attention se tourne vers un ensemble de gestes appelés « barrière » et qu'il nous est donné de vivre soit comme une contrainte (privés de liberté), soit comme un obstacle (ma pratique méditative est entravée par le port du masque), soit comme un abus (au nom de quel principe devrais-je me soumettre à ces règles ?).
Ces modes de conservation de la vie ne sont pas la vie, ce que nous en faisons, nos réactions, ne le sont pas non plus.
Le zen est l'expérimentation foncière de l'ambiguïté de la vie. L'occasion qui se présente n'est pas l'opportunité d'un durcissement de nos positions, mais l'occasion de vérifier que toute circonstance est le moment de basculer en deçà ou au delà du « je veux – je ne veux pas ».
Et si l'on acceptait de s'ouvrir à l'ambiguïté du monde en ne favorisant pas un aspect plutôt qu'un autre mais en absorbant dans la présence corporelle les concepts de bon et de mauvais (le concept de bonne et de mauvaise mère, pour reprendre le registre psychanalytique) afin de dépasser ce clivage qui fait de notre société un ensemble état-limite et prédisposé de ce fait au passage à l'acte.
L'expérience de la vie, ce n'est pas l'expérimentation de prises de position, c'est cette aptitude à se glisser dans le courant de la vie en faisant l'expérience d'une actualisation de l'acte d'être à travers l'expérience sensorielle ; ce que Heidegger nommait « l'expérience corporante de la vie ». Tout commence par une mise entre parenthèses de nos vécus singuliers et un intérêt particulier prêté à l'énonciation faite par le corps de l'universel et de l'inappropriable.
Lorsqu'on se consacre aux ressentis corporels tels qu'ils apparaissent, une fois retiré tout ce que l'on croit savoir sur eux : d'où ils proviennent, comment nous les apprécions, nous nous trouvons saisis par un vécu inqualifiable. Une seule caractéristique qui leur serait attribuée, restreindrait l'expérience au champ étroit du moi. Aucune définition ne peut venir à bout de l'expérience, nous devons nous y livrer totalement, tout en constatant l'inconsistance d'un moi enfermé dans son propre savoir. Le véritable enseignement est sans paroles.
Si nous nous efforçons de ressentir l'acte de respirer, le corps en train de respirer, tout en de défaisant de l'idée que de l'air rentre et sort, que l'on s'attache à ne sentir qu'un mouvement qui s'impose dans son propre rythme, et auquel il est difficile de résister, se présente alors le mystère de la vie qui advient d'elle-même et qui, sans notre contribution, persévère dans son propre processus.
Force est de constater que ce mouvement qui est rythme, est inobjectivable, nous y sommes impliqués malgré nous.
La présence formelle du Bouddha, que nous adoptons dans la pratique, rend possible l'avoir-lieu de la source originelle du vivant, celle dont nous nous sommes écartés en édifiant notre identité.
Revenir à la posture de Bouddha dans le plus grand dépouillement, la plus grande simplicité, c'est intégrer que nous sommes ce rythme qui nous implique dans l'acte d'être. Il nous y embarque, qu'on le veuille ou non (avec ou sans masque...).
Nous sommes ce que nous sentons, ce que Heidegger dit autrement : « L'ontologie n'est possible que comme phénoménologie ». Intégrer chaque jour un peu plus que nous sommes « ça », ce « ça » que nous sentons. Il faut du temps pour apprendre à laisser apparaître ce « ça », du temps pour réaliser que cet apparaître, c'est nous, tels que nous ne nous connaissions pas encore.
L'essence de la vie n'exclut pas l'existentiel, elle en intègre toute l'ambiguïté ; toutefois, la prédisposition à être offerte par la pratique ne s'en trouve aucunement affectée. L'expérience du vivant n'est en rien dépendante des contraintes extérieures qui, elles, ne touchent que le sujet.
Dominique Durand
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