Le corps : expérience de vacuité
En 1972, Dürckheim, dans les « conférences de Francfort », soulignait combien l'occident avait négligé l'expérience et comment il avait fait du corps un obstacle sur la voie. À partir de ce constat, nous identifions une dualité corps-esprit reconnue et avérée dans notre tradition occidentale. Beaucoup moins évidente, est cette autre manière de considérer le corps en tant que mise en scène du « sacré », de la transcendance. Sans l'identifier clairement, cette manière de voir nous maintient dans la dualité, le corps n'étant que moyen d'accès et non l' « avoir-lieu » même d'une transcendance dite immanente.
Dans cette même conférence, voici ce qu'ajoutait Dürckheim : « Le zazen est un exercice qui nous prépare à percevoir cette réalité plus haute que nous sommes par essence, à la prendre au sérieux et à nous transformer à partir d'elle. » … « plus haute », un superlatif qui laisse dans l'ombre la partie essentielle de la phrase : « Nous sommes cette réalité par essence ? »
Il nous appartient de vérifier, dans l'expérience du zazen, l'immanence de cette réalité qui n'est pas « autre », mais qui nous fait nous percevoir autre.
Cela apparaît, au fil du temps, lorsque, lâchant de plus en plus tout effort pour nous tenir assis, la sensation d'être-là n'est plus le fruit d'une représentation. Dans la détente totale, le corps n'est plus un corps en tant que tel. Toutes les tensions auxquelles nous étions identifiées ont disparu, nos épaules ne sont plus nos épaules, nos mains ne sont plus nos mains, être assis sur un coussin devient vide de sens, chaque sensation n'a plus rien d'identifiable. Expérience de vacuité ? Peut-être... Voilà ce que Dürckheim en disait (« La voie initiatique » p. 273) : « Si vous persévérez, vous aurez un jour le sentiment que vos mains sont parties et ce sera très bien. C'est cela qui est remarquable : vous ne vous main-tenez plus, mais vous vous retrouvez ensuite, dans un sens Tout Autre. Vos mains ne sont pas endormies ; simplement un processus a débuté dans lequel la sensation des mains disparaît de notre conscience objective. »
Sentir et ne pas penser ce que l'on sent ne peut être une manœuvre volontaire. Venir à bout d'une conscience objectivante, c'est prendre appui sur cette perception vaste et illimitée de nous-même qui surgit au sein de l'absolue détente. Perdre cette habitude d'imposer à chaque sensation la restriction d'une définition, devient le corollaire d'une totale détente. Mais une vigilance s'impose, il ne s'agit pas de confondre cette détente avec un alanguissement ou une vague torpeur nonchalante. La juste tenue devient le garant d'une qualité d'éveil que l'on se doit de maintenir au sein de la détente.
La sensation n'a de nom que dans la conscience objectivante qui s'en empare. L'amplitude qui s'offre en tant qu'expérience au méditant, abolit naturellement toute définition, si bien que la sensation n'est plus une sensation, que le vécu corporel n'est plus celui d'un corps défini.
« Je suis » ne se trouve pas « dans » le corps défini dont nous avons une représentation. Je suis est indéfini et cependant non dissolu dans un quelconque sentiment océanique auquel il pourrait être assimilé.
Il n'est pas évident, pour l'humain que nous sommes, de plonger dans l'indéfinition de nous-mêmes, cependant la côtoyer à petites doses répétées n'est pas sans effet. Il faut « persévérer », dit Dürckheim, pour « se retrouver Tout Autre. » Ces plongées récurrentes dans l'expérience du corps « vacuité », sont à l'origine d'une transformation de notre manière d'entreprendre les activités du quotidien, de rencontrer les autres. Nous souffrons de méconnaître cette expérience du corps, siège de paix, de calme et de compassion.
Dominique Durand
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