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Photo du rédacteurDominique Durand

Lettre N°35 -Mars 2021

Se laisser toucher


Nous venons juste de nous asseoir et l'on réalise déjà que l'on porte l'assise avec le haut du corps et que l'on ne se laisse pas véritablement s'asseoir de tout notre poids, tout simplement en se laissant descendre. Dès que l'on accepte de répondre à cette loi naturelle de la gravitation, nous prenons conscience de tout l'effort investi dans une action que l'on peut laisser se réaliser d'elle-même. Peu à peu, sentir que le corps s'assoit naturellement, de lui-même, que cette action s'accomplit et ne finit jamais dans son propre accomplissement. Ainsi, au lieu de s'asseoir et d'attendre autre chose, après, on demeure avec ce seul geste : tout le corps en train de s'asseoir.

À l'attente, on substitue cette autre activité qui consiste à se laisser toucher. Le corps, entièrement détendu, en train de s'asseoir, cela me touche. C'est vers cette activité-là qu'il s'agit de se tourner. Non plus s'asseoir et se détendre, pour ensuite méditer, mais s'asseoir pour s'asseoir. Redécouvrir l'essence de cette action, un moment d'éveil, non dans un futur, mais maintenant.

Cette activité, vis à vis de laquelle nous nous tournons d'une manière toute particulière, est le cœur de l'action à mener ; nous activons alors cette « conscience intériorisée » dont parle Dürckheim. Ainsi, notre relation à l'action, quelle qu'elle soit, se métamorphose.

Remplacer l'attente de quelque chose par « me laisser toucher » nous ramène inévitablement à l'instant du corps révélant, à ce moment-même, notre propre essence.

Dürckheim soulignait ainsi deux points importants : « Nous devons nous préparer à la possibilité de nous laisser toucher », disait-il dans « La voie initiatique » et il ajoutait un peu plus loin : « De quelle manière notre essence nous touche-t-elle ? » L'activité du corps détendu, coïncidant avec son propre poids, révèle notre propre essence. Mais il ne suffit pas de l'énoncer, faut-il encore apprendre à l'éprouver, à le sentir et à en être touché.

Le toucher, c'est l'ouverture à l'être que nous sommes, c'est ce point de contact entre notre finitude et l'infini en nous. Le sentir rétablit cette continuité de soi avec notre propre essence. Être touché comporte une notion de résonance mais aussi d'implication de soi à chaque instant.

Si Dürckheim a accordé autant d'attention à ce concept qui consiste à être touché, c'est qu'il englobe tout à la fois le corps et l'esprit sans distinction. L'acte de toucher et d'être touché, implique la personne dans sa globalité physique, dans ses capacités sensorielles et perceptives et dans sa présence humaine. C'est aussi en tant que phénoménologue que Dürckheim y accorde une telle importance. En effet, le toucher tient une grande place chez Husserl, ce que l'on comprend aisément lorsqu'on part de sa conception du corps et du rapport au corps. Husserl opère la distinction entre le corps comme objet physique (Körper) et le corps que je vis, qu'il dénomme « corps vivant » (Leib).

Husserl utilise l'expérience de la main touchée, l'expérience de « ma main qui touche mon autre main ». Dans cette expérience, nous posons notre main droite sur notre main gauche et l'attention va alternativement se poser de ce qu'elle sent « sous elle » à ce qu 'elle sent « en elle ». De cette bascule réciproque, naît, selon Husserl, la réalité de ma main en tant que main qui sent et qui se révèle à moi comme corps vivant. Se réunissent à la fois la perception et la résonance. De là, naît un espace commun, dans lequel se crée une relation, un fond perceptif commun qui constitue l'architecture de la relation de réciprocité au monde, à la nature, aux autres.

Être touché fait partie intégrante de la voix initiatique tracée par Dürckheim et semble être le pont qui nous permet d'accéder à notre essence.

Ainsi nous est-il recommandé, dans la pratique, de nous laisser éprouver méditativement les sensations. Qu'est-ce à dire ? Entendons par là, le fait de libérer chaque sensation de son activité cognitive et par conséquent volontaire.

Prenez la peine de vous asseoir et de tout simplement poser votre regard devant vous. Laissez ce regard se poser tranquillement. Vous ne dirigez pas consciemment les yeux sur quelque chose, vous êtes seulement dans l'acte de voir . Exercez quelques aller-retour entre l'acte de voir et l'acte de regarder ; vous réalisez ainsi que regarder est un acte volontaire, intentionnel, qui oriente toute votre manière d'être vers une forme de tension. Vous êtes tendu vers l'extérieur. Poser son regard tranquillement exige de la part du méditant qu'il abandonne ses capacités intellectuelles à identifier, conceptualiser. Tout en s'imposant cet exercice, il est aisé de constater que chaque pensée nous coupe d'une relation avec l'extérieur, que l'acte pur de voir se transforme. Nous pouvons osciller entre trop de fixité dans le regard et une absence de lien avec soi-même, ou un afflux de pensées qui nous coupe de l'extérieur.

Dans l'une ou l'autre situation, il n'y a pas de relation. S'exercer dans le simple acte de voir, c'est embrasser une vision de l'espace, tout en maintenant une activité où intérieur et extérieur coexistent.

Cet exercice, très proche de ce que Husserl nomme la « réduction » a pour principe de faire apparaître l'élément premier de notre rapport aux choses et au monde. Loin de toute « familiarité acquise », chaque rencontre avec le réel est neuve. Tout se crée, d'instant en instant, dans l'expérience de l'ici et maintenant. Le fait de voir, la qualité de ce voir, la manière que nous avons de goûter cette qualité, nous implique dans le moment présent, dans ce moment et nul autre.


Dominique Durand

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