La présence à soi-même : se sentir
Afin de ne pas faire de la pratique une parenthèse dans notre vie, il est nécessaire de transformer notre quotidien en circonstances propices à l'exercice. Nous ne sommes pas toujours bien à l'aise dans notre relation à la voie, particulièrement pendant ces mois d'été où notre pratique tend vers un certain relâchement en raison de nos changements d'habitude et de nos déplacements.
Nous avons l'impression de nous écarter de la voie et cela ne fait qu'accentuer un sentiment de culpabilité qui peut nous éloigner définitivement de la pratique.
Ne pas s'écarter de la voie, ça n'est pas l'assise en silence succédant à une autre assise en silence (exception faite, bien sûr, des sesshins) ; c'est pouvoir approfondir ces moments de présence où l'on reste ouvert au sens initiatique de chaque situation, de chaque activité.
Vous pouvez vous offrir des moments dans la journée, à un feu rouge, sur un sentier de randonnée, à la plage, où, pour quelques instants vous vous arrêtez et vous vous donnez entièrement à l'acte de vous sentir, sans prétendre à quoi que ce soit d'autre.
Sur la voie tracée par Karlfried Graf Dürckheim, il est dit que la pratique est un champ d'expériences. Par conséquent, l'activité qui nous mobilise entièrement consiste à savoir créer ce champ, savoir créer les conditions favorables et nécessaires à l'avènement d'une expérience. Ainsi, Dürckheim a-t-il fait valoir un autre type de connaissance en proposant un certain nombre d'exercices où nous accordons davantage d'attention à ce qui nous arrive qu'à ce qu'on produit. Tout l'art réside dans un apprentissage qui consiste à laisser arriver, accueillir, puis devenir ce qui advient. Cela suppose aussi un apprentissage de notre propre implication à sentir les choses, à se sentir. Je me prononce en faveur du terme « s'impliquer », plutôt que « s'engager », car l'engagement se tourne vers un futur, tandis que nous ne pouvons être impliqués que dans l'instant.
Dans une rencontre intime avec soi-même, il y a présence à soi-même et c'est peut-être ce qui manque le plus à l'être humain aujourd'hui.
Lorsque nous parlons d'un retour à soi, vers soi, vers l'intérieur, nous nous tournons vers une subjectivité, une forme d'appréciation du vécu qui n'a aucune commune mesure avec le travail qui doit réellement s'opérer. Tant que persiste l'appréciation, persiste la dualité. Il semble que nous ayons à investiguer à partir de l'acte de « se sentir » un espace non subjectif : laisser venir la position d'un soi se manifestant sur un mode ignoré et méconnu. La tâche réflexive du pronom réflexif « se », dans « se sentir », serait celle de laisser se créer un espace d'intimité avec le mystère, un espace ouvert à la rencontre, celle qui suscite une attention respectueuse pour ce qui se dévoile. C'est ce type d'attention qui initie la transformation, davantage que l'expérience elle-même. Ce moment d'intimité nous introduit dans cette autre réalité de nous-même se percevant autrement (autre parce qu'ignorée) ; même si grammaticalement le pronom réfléchi « se » préconise un retour à soi, la prise de conscience qui l'accompagne est non réflexive, parce que celle-ci passe par le corps ; c'est un nouvel usage que l'on fait de soi-même dans le sens où ce qui se réfléchit n'est pas la subjectivité d'un moi, mais le réel, laissé tel quel sans aucune appropriation. Ce savoir réflexif n'est ni une introspection, ni même une fin en soi, il « nous met en cause au cœur de l'événement ».
La réalisation de soi s'opère directement à partir du contact avec l'essence des choses. On laisse soi-même et les choses s'épanouir dans leur être propre, sans les soumettre à une quelconque visée personnelle.
Le pronom réfléchi, c'est l'art de la relation à l'inappropriable, c'est la capacité à se mettre à l'écoute et se rendre disponible à ce qui vient à nous, afin, comme l'exprime K.G.Dürckheim, « de faire l'expérience où il y a ce moment de grâce qui est la reconnaissance de quelque chose qui préexiste à la base de tout ». Le pronom réfléchi fait office d'espace d'attention où prend racine l'éveil, cette autre manière de voir.
Laisser se créer un nouvel espace de connaissance où l'on intègre une approche du réel différente, tout en évitant le piège de la pensée dualiste, voilà le « tout en un » que nous offre le « se » réflexif.
Pour ne pas s'écarter de la voie, il suffit de cultiver la présence à soi-même, tout le temps, de se tenir en lien avec le plus simplifié de soi-même. Plus de distance avec le zen, ça n'est pas la pratique assise en continu, c'est le retour vers cet espace d'attention grâce auquel nous nous trouvons engagés dans la rencontre avec nous-mêmes et avec le monde, non plus sur le thème d'un face à face, mais d'un échange sur le plan du mystère.
La question sur le fondement de notre être et notre présence à l'être, trouve une réponse immédiate dans « cette mise en cause » de soi, du « se », « au cœur de l'événement » : sentir.
Cette présence à soi-même, devient la réalisation de l'acte d'être. « Être est un mode de présence », disait K.G. Dürckheim.
Dominique Durand
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