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Photo du rédacteurDominique Durand

Lettre N°38 -Septembre 2021

Méditer : un processus d'intégration


Il n'est rien de plus précieux que de discuter avec un ami et de constater que les idées nous viennent en parlant, comme l'énonçait Kleist. Elles nous viennent parce que justement vous n'avez pas le temps de les penser ; elles vous viennent d'ailleurs de la même façon qu'un paysage apparaît derrière le brouillard qui se dissipe. Les paroles se mettent en ordre et vous les voyez se mettre en ordre. Elles ne surgissent pas de nulle part mais de cet agencement naturel et spontané d'un ensemble d'expériences rendues indiscutables parce que intégrées. C'est ainsi que je décrirais le lent processus d'intégration de notre cheminement sur la voie.

« Patience est longueur de temps », disait Lafontaine. Oui, nous devons apprendre la patience. S'asseoir le dos droit et les jambes croisées face à un mur est à la portée de tout le monde ; tout le monde peut le faire inutilement pendant dix, vingt, trente ans. Inutilement, c'est-à-dire passivement si justement ce travail d'intégration n'est pas entrepris.

« Intégrer » signifie : faire pénétrer quelque chose de telle sorte que les deux se fondent en un même corps. Cette définition comporte quelque chose de très physique et nous instruit parfaitement sur le sens à donner à ce mot dans notre pratique de l'assise en silence. Intégration suppose absence de distance entre soi et la pratique, entre soi et l'enseignement, entre soi et le maître. Intégrer, c'est en quelque sorte abolir les intermédiaires qui demeurent des repères extérieurs tels que les règles, les dogmes, les idéaux. Cela implique d'abandonner la prééminence d'une « conception de vie » et de ramener l'ordre, situé à l'extérieur, vers un ordre intérieur qui va de soi parce qu'éprouvé à travers la forme juste. L'ordre intérieur se fait alors tout naturellement l'écho d'un ordre extérieur. L'éprouvé de la forme est vraiment la mise en relation de l'intérieur et de l'extérieur, entre l'acte d'être et l'espace vécu.

Les longs temps de méditation qui nous sont offerts pendant les sesshin nous placent devant l'ordinaire d'un mur blanc, d'une plinthe, d'un angle de radiateur et il nous appartient de nous laisser trouver par la forme juste, par un ordonnancement naturel qui rentre en résonance avec l'ordre extérieur révélé par l'ordinaire. L'ordre implique un ordre du corps qui nous offre la possibilité de sentir autrement cette banalité du quotidien et de nous mettre en accord avec elle jusqu'au « non-deux ». Se laisser imprégner jusqu'à la moelle de ces petits bouts d'expériences qui nous mettent au monde autrement. Il n'y a pas de conformité à un dogme extérieur, il faut faire ceci plutôt que cela ; chaque consigne doit nous ramener à l'action juste qui est le fruit d'une harmonisation avec l'ordre intérieur ressenti dans la manière d'être assis, de se tenir droit, de respirer, de sentir l'espace, de se déplacer, si bien que l'on se sent entraîné à actualiser cet ordre tandis qu'il nous entraîne, malgré nous.

C'est la raison pour laquelle un pratiquant ne peut pas se contenter de respecter une règle à la lettre, de recueillir des informations et de poursuivre sa vie à partir de ces règles et de ces consignes.

Cela est vrai aussi pour tout type d'enseignement et c'est la raison peut-être qui fait que notre pratique change notre mode de vie.

Ça n'est pas parce qu'on a suivi un maître pendant des années que l'on a pour autant intégré son enseignement. « Si l'on s'accroche juste au style du maître et que l'on mémorise ses expériences, dit Dôgen, ce n'est en aucun cas pénétrer l'éveil et cela reste dans le domaine du savoir intellectuel ». L'intégration ne peut pas être enseignée, c'est à chacun de la chercher pour soi-même, dans l'intimité de sa propre pratique. Cela ne peut pas être enseigné par les autres ; à chacun de se prendre en charge dans ce processus, processus d'ailleurs dont notre société cherche à faire l'économie. Un savoir sur l'homéopathie n'a jamais fait un bon homéopathe ; de longues années de recherche, de rencontres avec de nouveaux cas, font partie de l'intégration d'une discipline.

On ne connaît pas une ville parce qu'on en a visité les grands monuments, mais parce qu'on y a séjourné, « qu'on se plaît à y flâner sans but ni dessein » (Annah Arendt). On n'habite pas un lieu, comme cela, du jour au lendemain. « Habiter exige patience et longueur de temps, contemplation et lente imprégnation, apprivoisement et acclimatation où s'abolissent et se résorbent les fausses oppositions »(Annah Arendt). L'intégration nécessite de s'intéresser davantage au processus qu'à l'aboutissement et peut-être davantage à ce qui est raté qu'à ce qui est réussi.

La rigueur et l'exigence ne doivent par prendre racine dans une discipline extérieure et se promouvoir en réponses figées, mais elles doivent prendre corps dans la tenue, la forme et la respiration, ainsi que dans tous les rythmes naturels. L'intégration suppose donc une lente maturation de celui qui chemine sur la voie par rapport à la discipline qui lui est imposée. La faire sienne, c'est l'incorporer au sens strict du terme. Eric Baret l'exprime ainsi : « Si vous essayez de vous mettre en accord avec quoi que ce soit, vous vous mettez en accord avec une idéologie ».

Le caractère formel du respect de la règle peut nous éloigner du chemin. Si notre manière d'aborder la discipline n'est pas accompagnée d'un « oui » physique, elle peut être l'occasion d'une séparation. L'intégration de la discipline veut que l'on revienne à chaque instant au ressenti corporel d'unification. La règle n'est pas une nécessité extérieure, mais l'opportunité de se transformer au moment même où on l'applique et l'on peut dire qu'elle commence à être intégrée, à partir du moment où l'on se permet de transgresser les « jeux » du moi constamment intéressé à la réussite. Le piège suprême : vouloir réussir la règle et s'en satisfaire, elle deviendrait alors une contrainte extérieure qui n'a rien à voir avec le chemin.

L'intégration est donc ce travail que chacun doit s'imposer à lui-même dans le plus grand secret, sans pouvoir l'apprendre de quiconque et en cherchant dans le cadre l'occasion d'actualiser sa vraie nature vivante, spontanée et libre.

L'intégration fait partie d'un processus de vie qui touche bien des domaines et qui contribue à prendre le contre-pied de certains rythmes mortifères pour l'humain.


Dominique Durand

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