Lettre n° 53 juin 2025
- Dominique Durand
- il y a 23 heures
- 3 min de lecture

Chaque jour est le bon jour
Notre niveau de vie élevé, les stimulations externes des sens auxquels nous soumet le monde contemporain, n’ont-ils pas pour effet de nous rendre indifférents? Ne devrions-nous pas nous poser pour nous-mêmes cette question: « Suis-je indifférent à ma pratique? »
Persuadé de n’avoir rien à attendre, rien à obtenir, ne serais-je pas en train d’oublier que tout m’est donné à l’instant? Est-ce que je me mets en condition de recevoir ce qui m’est donné?
Sortir de l’indifférence, de cette anesthésie du sentir, n’a rien d’évident.
S’impose un devoir de participation active à ce qui se présente et dont le caractère soulignera l’intimité entre ce qui est donné et celui qui reçoit. Une activité toute particulière, qui consiste à se laisser toucher. Le terme en lui-même évoque le contact, la relation et particulièrement l’indifférenciation entre ce qui touche er ce qui est touché. Ne serait-ce pas de cela que parle Alexandre Grothendieck (cité par Aurélien Barrau dans l’une de ses conférences): « Il ne suffit pas que le monde soit beau, encore faut-il s’en réjouir. »
Ceci est un art qui a pour particularité, comme toute création, d’être toujours cherché sans être réellement trouvé et définitivement établi. C’est cette qualité de chercheur qui place le méditant dans cette relative tension, celle juste nécessaire pour demeurer en éveil et faire ce qu’il y a à faire à chaque instant sans relâche. Une implication toujours neuve, qui se réajuste sans cesse; ce travail de mise en relation ne prend jamais fin, il n’est jamais identique à lui-même d’un moment à l’autre.
Mais qu’est-ce qui nous touche réellement? Ce n’est pas quelque chose de défini, c’est notre propre mode de perception, ou plus exactement cette qualité de mise en contact réinventée à tout moment par la posture du corps.
Nous devons cependant être vigilants à ne pas attribuer à la posture la responsabilité de certains effets. Le zen nous impose la règle d’une verticalité immobile et silencieuse, et nous pourrions commettre l’erreur de respecter cette indication comme étant le contenant de l’expérience, la condition nécessaire de son « avoir lieu », par conséquent de vivre cette verticalité immobile qui attend, comme la cause d’un effet attendu. Les indications de la posture ne seraient alors que circonstances privilégiant un état d’être et nous enfermant de ce fait dans l’inévitable circuit de la cause et de l’effet, excluant par conséquent certaines situations non favorables.
Les règles de l’assise ne produisent pas l’attitude juste. Cause et effet sont indissociables.
Ce n’est pas la circonstance qui est à l’origine de l’expérience, c’est notre implication. Toute situation nous offre cette possibilité de n’être que cette situation dans la plénitude de sa réalisation, sans début, sans fin, juste le temps du passage et dans cette indistinction de la cause et de l’effet et de l’effet et de la cause.
Seule, cette expérience peut donner lieu à l’expression d’une vérité, non celle établie, définie, consensuelle, mais la vérité de quelqu’un qui s’assoit, qui se déplace, ou qui « attend l’autobus sous la pluie, distribué dans le rôle de l’homme qui attend l’autobus sous la pluie. » (Arnaud Desjardins; Commentaires sur les formules de Swami Prajnanpad)
Les règles du zazen ne sont pas à l’origine d’un vécu particulier, elles sont l’expression, vraie d’une action libérée du convenu, donc de l’ « être en acte ».
Rien n’est prouvé, rien n’est déduit, rien n’est démontré, l’acte d’être assis, au même titre que n’importe quelle action du quotidien, se donne tel quel, originairement. La posture s’éclaire d’elle-même et laisse apparaître cette étrange banalité du tel quel. Cela s’offre parce que nous avons entrepris de nous y donner. La verticalité immobile et silencieuse, pour un temps éphémère, abandonne l’acte de s’asseoir à lui-même dans sa simplicité et sa vérité. Il n’y a rien à en dire de particulier, parce que tout simplement c’est. Rien n’a été produit, parce que « c’est » de soi-même et que cela apparaît dans une posture parfaitement immobile et silencieuse, mais aussi dans n’importe quelle autre circonstance de notre vie.
Ce que vous envisagiez avec votre conscience objective comme « un truc » à atteindre, « grâce à » quelque chose de spécial, devient tout à coup si proche que vous avez peine à croire que c’est vous, vous-même en train de réaliser que vous êtes ce que vous pensiez devoir atteindre.
Il n’y a pas de cadre favorable ou défavorable à l’expérience, « chaque jour est le bon jour » (« nichi kore kojitsu », disent les Japonais), nous avons tout simplement le choix de rester indifférents ou de nous laisser toucher.
La voie, ce n’est rien d’autre qu’être pleinement là dans l’action à accomplir, laissant à celle-ci l’initiative de nous replacer à l’endroit où nous devons être tels que nous sommes.
S’il vous arrive d’être repris par cette indifférence anesthésiante, ressaisissez-vous, où que vous soyez, donnez-vous à ce qui s’offre à l’instant par un plein consentement du corps. Soyez entièrement investis dans cela, ne soyez que cela.
Dominique Durand
Comments